Compte-rendus de lectures, visionnages, recherches, études ...

« Zombis : enquête sur les morts-vivants », un livre de Philippe Charlier

  1. L’auteur un peu rapidement
  2. Le vaudou
  3. Le livre
  4. Bilan
  5. Bonus problématiques
  6. Informations pratiques

1. L’auteur un peu rapidement :

Pour info / rappel / minute Stéphane Bern : Philippe Charlier, né en 77 en Île-de-France, est notamment connu pour avoir participé à la rectification historique concernant le décès de Louis IX (mort du scorbut et non la peste comme on le croyait jusque là) et présenter Le Magazine de la santé sur France 5 . Pour les curieux·ses, le monsieur a un compte facebook, un compte twitter, une page Wikipédia et probablement tout un tas d’autres manifestations internétiques. Son activité est à la rencontre de la médecine légale et de la paléo-anthropologie ; en gros : il travaille habituellement à partir de personnes décédées depuis un temps certain.

Par rapport au sujet qui nous occupe, il peut être intéressant de noter que l’auteur annonce lui-même qu’il a « été initié au vaudou près d’Abomey (Bénin), sous la consécration de Zakpata, dieu tutélaire de la terre et des maladies de peau (rougeole et variole, principalement) » (p.190 du livre en question). Au cas où, la république du Bénin est un pays d’Afrique de l’Ouest, entre le Togo et le Nigéria. Abomey est la capitale historique du Bénin (la capitale politique étant actuellement Cotonou) car ancienne capitale du Royaume de Dahomey.

2. Le vaudou :

Présentation générale

Charlier nous parle donc ici des zombis issus de la pratique du vaudou en Haïti. En cas de besoin : la république d’Haïti, établie en 1804, est située dans les Caraïbes, sur le tiers ouest de l’île d’Hispanola. Le terme « vaudou » signifie « esprit », « divinité » et est issu de vodun, en langue fon (parlée au Bénin), qui désigne une « puissance invisible, redoutable et mystérieuse, ayant la capacité d’intervenir à tous moments dans la société des humains ». Ses équivalents connus sont : le candomblé (Brésil), la santeria (Cuba), l’obeyisne (Jamaïque), et le shango cult (La Trinité).

Les praticiens bénéfiques sont nommés houngans pour les hommes et mambos pour les femmes, alors que ceux choisissant de plus malveillants chemins sont appelés bokors. Ces derniers sont ceux qui peuvent capturer une partie de l’esprit d’un autre être humain, le ti-bon-anj, afin d’en faire un zombi. Le ti-bon-anj  est enfermé dans une bouteille (ou contenant similaire) et le corps de la victime récupéré directement dans son cercueil via une cérémonie chronophage est alors soumis aux ordres du bokor. De fait, toutes les personnes liées au vaudou n’ont pas forcément rencontré de zombis, et ses prêtres et prêtresses elleux-mêmes peuvent ne pas être confrontés au phénomène durant leur carrière.

Zombification : causes et conséquences

Les pratiques vaudou ne se limitent donc pas à la zombification, qui reste anecdotique, mais cette dernière rencontre un succès ainsi qu’une curiosité populaires soutenus depuis les premiers films de Romero. Réalisée via la mise en contact progressive d’une victime avec la tétrodotoxine, un poison neurotoxique présent notamment chez les tétraodons dont fait partie le fugu (aussi appelé « poisson-ballon » ou « poisson-globe » ), la zombification est un processus physiologique lent (car si on administre la dose nécessaire de tétrodotoxine d’un coup la cible décède d’une mort dont on ne peut la réveiller).

D’abord étudié par l’ethnologue afro-américaine Zora Neale Hurston à la fin des années 30, laquelle a eu accès aux sociétés secrètes et a produit le premier travail anthropologique sur le sujet ainsi que la première photo d’un zombi, le phénomène de zombification a été expliqué par l’ethnobotaniste Wade Davis, dans son livre The Serpent and the Rainbow publié en 1985. Ainsi, si la structure sociale comme les réactions chimiques permettant la zombification sont connues depuis déjà quelques années, les conséquences sociales du processus restent assez peu documentées.

Zora Neale Hurston

Wade Davis

En effet, d’après Charlier, le manque de cadres administratifs et légaux freinent considérablement les études portant sur le phénomène ainsi, malheureusement, que le diagnostic et donc la guérison des victimes. Le fait que les enregistrement à l’état civil ne soient ni systématiques ni rigoureux et que le décès d’une personne puisse être déclaré par ses proches sans examen médical fait qu’il est relativement aisé de simuler une filiation, de changer d’identité, de faire disparaître certains individus voire de remplacer un membre de la famille par quelqu’un d’autre.

Aussi, que la victime ait subi le processus de zombification car elle était considérée comme dangereuse pour son groupe social (un « zombi rituel » d’après Charlier) ou parce que quelqu’un de malveillant souhaitait s’en débarrasser (un « zombi criminel » d’après Charlier), il ne peut en l’état réintégrer la société haïtienne (donc se marier, voyager, louer un appartement, etc.) dans la mesure où il n’a pas d’existence légale. Toutefois, afin de remédier à cette situation, l’avocat Emmanuel Jeanty essaie de faire entrer dans la loi un « certificat d’adoption » qui permettrait aux membres de la famille d’origine de la personne zombifiée de réintégrer cette dernière dans le groupe.

Parallèles avec l’esclavage

Haïti est une ancienne colonie française, peuplée de force d’esclaves noirs enlevés d’Afrique vers les Caraïbes et exploités dans les champs ou les foyers de blancs établis sur place. D’après les personnes ayant vu des zombis, ces derniers mangent à même le sol, sur des feuilles de bananiers, et travaillent dans des champs ou dans des maisons, ils sont victimes de sévices physiques (en plus de l’empoissonnement de départ) divers, Charlier mentionne notamment une femme zombi tombée enceinte, et un nouveau nom leur est assigné. Ces caractéristiques rappellent les traitements imposés aux esclaves par les colons français et font écho à l’hybridation du vaudou d’une façon plus générale.

En effet, les esclavagistes ayant imposé le catholicisme à leurs victimes, et ces dernières ayant été coupées de leurs terres comme de leur famille, elles en sont venues à élaborer une culture syncrétique ancrée dans leur situation d’alors, au carrefour de ce qui leur avait été arraché et de ce à quoi elles étaient forcées. C’est pourquoi les loas (esprits) du vaudou présentent des caractéristiques rappelant des figures chrétiennes.

La communication avec les loas s’entreprend notamment à l’aide d’un vévé (dessin rituel à base de différents pigments, qui consacre un espace pour la-dite communicationmais peut être effacé par les danses durant la cérémonie ou à posteriori) et de sacrifices spécifiques à l’esprit concerné. D’après l’ethnologue Louise Carmel-Bijoux, les vévés auraient pu être transmis aux Haïtiens par les Taïnos, des Amérindiens des Caraïbes presque exterminés par les Européens entre le XV et le XVIème siècle.

3. Le livre :

La structure du livre est peu définie. Il y a bien un découpage en chapitres, chacun plus ou moins rattaché à une personnalité rencontrée par l’auteur, mais pas de progression. Cela confère un rendu fourre-tout à l’ouvrage qui n’aide pas à l’organisation des connaissances, impression renforcée par le manque de glossaire (d’autant qu’un même terme peut être définit différemment selon les pages).

Cela étant, le livre reste une bonne synthèse de précédents travaux et a le mérite d’aborder les questions légales que posent l’existence de zombis. De plus, pour ceux qui apprécient l’aspect « carnet de voyage » des livres d’anthropologie (spéciale dédicace à pépé Claude), le texte remplit bien ce côté immersion dans un ailleurs exotique, à travers diverses descriptions de cimetières et de trajets en voiture notamment.

4. Bilan :

L’auteur donne l’impression d’avoir voulu se filmer. Le livre n’est pas inintéressant pour les personnes qui ne connaissent absolument rien au vaudou mais suivre Philipper Charlier partout et lire ses états d’âme n’est pas non plu transcendant. De fait, je pense que les personnes intéressées par le vaudou peuvent emprunter le livre, il est court et introduit certaines pratiques en passant (poupées, vévés et sacrifices notamment), mais ne sera vraisemblablement pas une révélation (concernant le vaudou, la vie de Charlier ni l’éthique des scientifiques).

5. Bonus : quelques petits soucis au fil des pages :

► L’Afrique est un continent de plusieurs centaines de milliers d’années d’histoire(s), faire des généralités sur sa « culture » et / ou sa « tradition » comme s’il s’agissait d’entités figées et homogènes c’est peut-être un peu ambitieux.

p27-28 :
« cette vision se rapproche du concept africain traditionnel qu’aucune mort ni aucune maladie n’est naturelle […]. »
p 80 :
« village africain »
p 125 :
« on peut considérer que sur ce territoire [Haïti], comme sur tous ceux de tradition africaine, presque toutes les morts sont suspectes »

► Aussi, « noir-africain » ça passe très bien quand on est soi-même très blanc.

p22 :
« La République haïtienne est à la confluence de trois cultures principales : négro-africaine, caribéenne et française. »

► L’anthropologie c’est sérieux et la discipline souffre de ce type d’énoncés infondés et hasardeux ainsi que de ce type de comportements de merde :

p 101 :
« je découvre un capharnaüm avec de nombreux crânes, vraisemblablement récupérés de tombes voisines »
p 104 :
« Je profite de l’occasion [se trouver devant un arbre portant nombre de poupées] pour collecter sept de ces poupées vaudou ; elles vont transiter sur le balcon de ma chambre d’hôtel en attendant d’être désactivées rituellement. Une fois revenu à Paris, un examen radiographique révèle dans leur remplissage (bourre) la présence d’objets appartenant à la cible : fermeture éclair, bouton, etc. D’autres sont percées d’innombrables aiguilles : j’ai pu en compter jusqu’à une centaine sur une des poupées doubles !  »

► Ne connaissant pas l’auteur, je ne peux l’accuser de misogynoir. Néanmoins, les femmes noires ne sont jamais actrices de quoi que ce soit dans le livre, quoique leur apparence physique soit cependant toujours détaillée. Deux servent de décor et les deux autres sont des zombis dont l’auteur utilise l’histoire personnelle pour son livre. La seule qui fasse quelque chose est Louise Carmel-Bijoux, une ethnologue amie d’une connaissance de l’auteur.

p 107 :
« une femme opulente surgit brutalement entre deux concessions  » + avec description de sa marche, de ses yeux révulsés, des claques sur la croix et des caresses sur son corps. Circonspection/10.
« À un jet de pierre, Fanny, la mambo de Dame Brigitte, regarde la scène d’un air désabusé. Assise sur l’escalier menant à une tombe monumentale, en guenilles et pieds nus, opulente, sa longue pipe fumante dans sa bouche quasi édentée, elle en a vu d’autres « .
p 142-143 : (au sujet d’Adeline D., patiente du docteur Girard, en hôpital psychiatrique, dont il décortique la situation et jusqu’au cerveau)
« Adeline D. est le siège d’une atrophie au nivau du cortex en topographie frontale et pariétale »
« Adeline D. passe son temps (si l’on peut dire) à faire des crises épileptiques »

À titre de comparaison, voici les descriptions que Charlier dresse des hommes dont il parle :
_ Max Beauvoir, houngan et ati p 51
« Max Beauvoir impose le respect : sa carrure, son autorité, sa voix chaude, ses belles mains musculeuses, ses rides et ses cheveux blancs, ses publications, tout fait qu’il habite les lieux avec une incroyable intensité. »
_ Jacques Ravix, médecin gynécologue et zombi, p 69
« Jacques Ravix est mon premier patient en Haïti, mais aussi mon confrère, puisqu’il est médecin gynécologue. En 1994, il est passé de « l’autre côté » et conserve, depuis cet accident, quelques séquelles neurologiques : une importante dysarthrie et des difficultés à la marche.  »
« En médecin clinicien, Jacques Ravix […] »
_ Erol Josué, p 77-78
« De prime abord, on ne sait pas très bien si Erol (que le quotidien Libération a surnommé  » port de prince vaudou « ) est un prêtre ou une rock star, avec sa voix éraillée, ses cheveux crépus teints en roux, ce maquillage noir intense autour des yeux, ce sourire désarmant ; aujourd’hui il porte un jean noir moulant et un large T-shirt Nirvana. Cet artiste total (il est aussi chanteur et danseur) cumule les activités culturelles puisque le nouveau président de la République haïtienne (Michel Martelly, lui-même ancien chanteur à la mode) l’a propulsé directeur du Bureau national d’ethnologie (BNE). »
« maître des lieux »
_ Joseph Lixei, p 92
« un homme âgé, voûté, qui marche en boitant avec des vêtements rapéciés, mais il a la poignée de main forte et le regard droit ».
_ Avocat Emmanuel Jeanty, p 111
« avocat en droit pénal au bareau de Cap-Haïtien »
« maître Jeanty »
_ Docteur Girard, p 135
« le docteur Girard exerce à l’hôpital psychiatrique de Port-au-Prince »
« Sosie de Morgan Freeman, le docteur Girard respire la bienveillance. »

Dans une interview donnée au Point à l’occasion de la sortie du livre, il déclare :

« L’un des zombis les plus connus et étudiés, Clairvius Narcisse (1922-1964) a réussi à s’échapper et s’est offert une très belle seconde vie. Toutes les femmes lui couraient après pour voir ce que cela faisait de coucher avec un zombi ! »

► Le tout assaisonné d’une petite touche de mépris bien sympa.

p 128 :
« […] tous les houngans n’ont pas cette part sombre et maître Jeanty est certain que la majorité d’entre eux viendront prêter serment devant la justice du pays pour contrer les effets provoqués par les bokors, comme dans une lutte manichéenne entre le bien et le mal. Quand on lui dit que cette vision fait un peu penser à Harry Potter, il sourit également, mais il y croit dur comme fer. « On ne parle pas de baguette magique, ici, ni de balais qui volent. Il s’agit d’hommes enterrés vivants dans des cercueils qu’il faut sortir avant qu’ils ne soient totalement morts, ou dépister avant qu’ils ne soient mis sous terre. »  »
p 168 : « conte de bonne femme »

6. Informations pratiques :

ISBN : 1021031135
Prix : 8.50€
Année de publication : 2018

Compte-rendus de lectures, visionnages, recherches, études ...

Santa Muerte : imaginaire tragique et narco-saints

Comme l’article précédent portant sur la réforme des pratiques funéraires en Mongolie, celui-ci est extrait d’un travail universitaire.

  1. Origine et apparence de la sainte
    • L’imaginaire tragique
    • Le squelette
  2. Narco-sainte et attendante aux cœurs brisés
    • Domaines d’action variés
    • Illégale et hérétique
  3. Fidèles au-delà du Mexique
    • Émigration et trafic
    • Dans le New Age
  4. Conclusion
  5. Bibliographie

Bien qu’il soit impossible d’établir précisément le nombre de ses fidèles, la croissance des ventes de produits à son effigie comme du nombre d’autels en son honneur peuvent nous permettre de considérer qu’elle est aujourd’hui une des (sinon la) sainte populaire la plus vénérée au Mexique, particulièrement dans les zones urbaines. L’adjectif « populaire » souligne ici son origine : face aux saints officiels, canonisés par l’Église catholique, il existe des figures considérées comme saintes par leurs fidèles (en Amérique Latine dans le cas qui nous occupe mais dans le monde entier de façon générale) sans qu’elles aient la moindre reconnaissance de l’Église, voire que leur culte soit considéré satanique par cette dernière, comme c’est le cas pour Santa Muerte.

Ces saints sont le plus souvent des morts ayant vécu sur le territoire, vénérés pour les pouvoirs qui leur étaient attribués de leur vivant (comme c’est le cas de Jesús Malverde le hors-la-loi légendaire et Niño Fidencio le guérisseur au Mexique par exemple), ou des entités surnaturelles locales. De plus, le rosario (service du premier jour du mois) pour Santa Muerte dans le quartier de Tepito attire entre 3000 et 4000 personnes.

Selon Andrew Chesnut, qui se base sur les discours tenus par les marchands de produits à l’effigie des différents saints, Santa Muerte peut représenter 50% de leurs ventes totales. Chesnut explique cela en partie par le fait qu’à l’exception de Santa Muerte, tous les saints ont un jour dédié. Cela concentrerait donc une grande partie des achats des fidèles qui veulent en obtenir une faveur ou leur rendre hommage sur une seule période ; alors que les offrandes effectuées pour Santa Muerte s’étalent plus largement sur toute l’année.

Il est difficile de retracer les origines de ce culte car l’apparence de la sainte et les domaines qu’elle traite ne relèvent pas strictement d’une religion ou pratique unique. En effet, il semble qu’elle soit issue d’un syncrétisme unissant entre autres et non exhaustivement les croyances pré-hispaniques, le catholicisme arrivé avec les colons et la santeria cubaine.

Néanmoins, le début du culte dans les rues de Mexico est lui déterminable par l’érection d’un autel dans le quartier de Tepito le 1er novembre 2001, par Enriqueta Romero, dite Doña Queta, vendeuse de quesadilla et adepte de Santa Muerte depuis de longues années. Santa Muerte est, toujours d’après Chesnut, la seule sainte féminine de la mort, du Chili au Canada ; San la Muerte en Argentine par exemple est un homme, et ce quoique le terme « mort » en lui-même soit féminin. Sainte d’ailleurs aux multiples surnoms : « la Maigrichone » (Flaquita), « la Petite Sainte » (Santita), ou « la Petite Fille » (Niña Bonita), mais encore « la Dame Blanche » ou « la Dame Noire » (Señora ou Doña Blanca/Negra), « la Rose Blanche » (Rosa Blanca) ou « la Très Sainte Mort » (Santisima Muerte), ses publics et aires d’exercice sont également très différents, ces derniers variant en fonction des besoins de chacun.

Pour Chesnut, la profusion de ces surnoms parfois très familier dénote une proximité locale et sociale (contrairement à la Vierge de Guadalupe par exemple envers laquelle personne n’utiliserait le terme de cabrona). Cependant, le succès de Santa Muerte est aujourd’hui international et touche des populations n’ayant ni racines pré-hispaniques, ni attaches au Mexique et moins encore de liens avec les cartels de drogue. Ainsi pourrait-on se demander ce qui fédère les fidèles autour de la figure de Santa Muerte, en dépit de toutes les différences observables dans le culte qui lui est rendu.

1. Origine et apparence de la sainte :

L’imaginaire tragique

Pour Daniel Gutiérrez Martínez l’émergence de ce culte s’explique d’abord par l’appartenance de la société Mexicaine à un imaginaire tragique. Il se base à la fois sur la Fête des Morts contemporaine et sur les travaux de Michel Maffesoli concernant la distinction entre « imaginaires tragiques et dramatiques de l’espace social »* afin d’expliquer en quoi le traitement de la mort au Mexique a pu permettre l’émergence de la figure de Santa Muerte.

En effet, Maffesoli divise les sociétés humaines en deux : celles qui conçoivent la mort comme étant une étape du processus cyclique continu de la vie, et celles qui au contraire considèrent la mort comme clairement distincte de la vie, relevant d’une toute autre nature. Il nomme les premières sociétés « postmodernes » et les secondes « modernes ». Si le catholicisme et ses saints, amenés par la colonisation, appartiennent à une société dite moderne, il n’en reste pas moins que les croyances pré-hispaniques sont quant à elles issues d’une société postmoderne.

Ainsi l’auteur met-il en avant son interprétation selon laquelle, d’après les pratiques observables lors de la Fête des Morts et l’existence d’un culte à la « Sainte Mort », la société mexicaine actuelle serait à dominante tragique. Depuis l’arrivée des Espagnols au Mexique la Fête des Morts, ou Día de Muertos (soit « jour des morts » littéralement), commence le 1er novembre et se poursuit le lendemain, coïncidant de la sorte avec la fête catholique de la Toussaint.

La forme des célébrations reste toutefois remarquablement différente, dans la mesure où face au recueillement et à la sobriété catholiques nous pouvons noter une certaine effervescence festive et colorée au Mexique. En effet, une abondance de fleurs (roses d’Inde, cempōhualxōchitl en nahuatl), de papiers colorés, d’objets ayant appartenu aux défunts, d’encens (copal), etc. sont mobilisés pendant la durée des festivités ; l’alcool (tequila, mezcal) y est consommé en quantités considérables et la nourriture est partagée entre les vivants et les morts.

Pendant cette fête, des petits crânes en sucre (calaveritas de azúcar, voir exemple à gauche) très colorés et des pains des morts (pan de muertos, voir exemple ci-dessous) briochés et sucrés évoquant des formes d’os, de crânes ou de squelettes, spécialement préparés pour l’occasion, sont consommés par les participants.

La Fête des Morts n’est cependant pas le jour attribué à Santa Muerte, cette dernière, contrairement aux autres saints, populaires comme canonisés, n’en ayant pas ; elle n’y préside d’ailleurs pas non plus : la divinité associée étant Mictecacihuatl (nom nahuatl de l’épouse du seigneur de l’infra-monde et « Dame de la Mort », Señora de la Muerte ou Dama de la Muerte).

Cette acceptation et même cette célébration annuelle de la mort et des disparus montrent pour Gutiérrez Martínez la cohabitation avec la mort, l’union de la souffrance et de l’humour noir typiquement mexicains, issus de l’histoire-même du pays.

Le squelette

L’apparence de Santa Muerte viendrait quant à elle de l’iconographie européenne, bien que pour Gutiérrez Martínez un rapprochement puisse être fait avec la mort pré-hispanique généralement de sexe féminin, la déesse-mère Coatlicue (« celle qui porte une jupe de serpents ») arborant une coiffe de crânes humains ainsi qu’avec les représentations osseuses des divinités associées à l’infra-monde. Piotr Grzegorz Michalik, faisant référence aux travaux de Malvido, situe quant à lui ses origines dans l’iconographie chrétienne du XIII° siècle, période pendant laquelle l’Europe connaît une grave épidémie de peste noire et qui voit apparaître la figure de « La Faucheuse ».

La mort ainsi représentée par un squelette aurait continué de peupler les productions humaines, notamment dans les « danses macabres » du Moyen-Âge tardif, figurant un squelette ou un corps humain en état de décomposition (voir illustration ci-dessous) dansant et/ou faisant de la musique avec des hommes et femmes de tous âges et de toutes classes sociales.

Maître de Philippe de Gueldre, « Un transi entraînant la femme du chevalier », extrait de Martial d’Auvergne, La Danse macabre des femmes, XV° siècle

Quoique les os humains n’aient pas toujours la même signification (le genre memento mori [locution latine signifiant « souviens-toi que tu mourras »] par exemple, ou les natures mortes appartenant à la catégorie des « vanités » se veulent des illustrations de la précarité et du vide de la vie humaine alors que d’autres œuvres peuvent inviter à la réflexion sur l’immortalité de l’âme à l’aide des mêmes symboles picturaux), leur représentation dans les arts a perduré et trouvé selon Grzegorz Michalik une nouvelle incarnation, plus en « os » qu’en « chair », dans le personnage de Santa Muerte.

Pour Chesnut non plus l’image ne remonte par aux Aztèques, quoiqu’en disent les croyants, mais à la figurine féminine de La Parka en espagnol : la Faucheuse (aussi nommée Grim Reaper) utilisée par la Cour d’Espagne pour évangéliser les indigènes lors de la colonisation. Non qu’il n’y est aucun éléments pré-hispaniques, mais ces derniers seraient mineurs par rapport aux apports coloniaux. Il indique cependant dans son discours que les Mexicains qu’il a rencontré attribuaient à Santa Muerte une origine pré-hispanique, sans préciser s’il s’agit de sa représentation, de ce qu’elle représente ou des deux à la fois.

Aujourd’hui les représentations de la sainte vont de figurines de petite taille à des squelettes à taille humaine, toujours vêtus selon un code couleur correspondant aux demandes ou thèmes mis en avant, et munis de divers attributs : une faux, un globe terrestre, une balance, un sablier, une lanterne, etc.

2. Narco-sainte et attendante aux cœurs brisés :

Domaines d’action variés.

Santa Muerte est sollicitée pour diverses causes, allant de la protection de trafics illégaux au retour de l’être aimé. Elle est réputée juste et attentive à tous ceux qui lui demandent son aide (comme l’explique Enriqueta Romero dans l’article qui lui est consacré par El Universal DF : « Es muy justa y escucha las plegarias de todos » **), mais également très sévère envers ceux qui ne respectent pas les engagements qu’ils ont contractés envers elle. Elle pourrait sembler moralement peu regardante comparée à d’autres saints, mais les trafiquants de drogue font appel de façon indifférente à des figures canonisées ou populaires parmi lesquelles se trouve Santa Muerte.

Ces saints que sollicitent les trafiquants sont, du fait de leur public comme de leur domaine d’exercice, appelés « narco-saints », souvent représentés sur des tatouages et blasonnés sur des armes, ils ont parfois également des autels chez les personnes haut-placé s’adonnant à ce genre de commerce.

Parmi ces « narco-saint » populaires nous pouvons notamment trouver Jesús Malverde, Juan el Soldado (ancien condamné à mort à Tijuana en 1938 ) ou Santo Niño de Atocha (patron des prisonniers et des voyageurs). San Judas Tadeo (Saint Jude, patron des causes perdues), San Ramón Nonato (Saint Raymond Nonnat, patron du secret et de la non-dénonciation dans le cadre du narcotrafic) et Nuestra Señora de Guadalupe (Notre-Dame de Guadalupe ou Vierge de Guadalupe) sont quant à eux des saints canonisés par l’Église catholique, laquelle condamne l’usage qu’en ont les membres des cartels. Santa Muerte n’a pas de spécialité et peut selon les besoins de ses fidèles aider à sortir de prison ou à négocier un échange de drogues.

Elle est cependant particulièrement sollicitée pour faire face à des situations dangereuse, ce qui pour Chesnut explique tant l’élan de son succès actuel dans un Mexique de plus en plus violent (et ce particulièrement à Mexico, la dixième ville dans le monde ayant le plus d’homicides par an), que parmi les narcotrafiquants.

En dehors de ces pratiques qui ont attiré l’ire gouvernementale sur la sainte, il existe également la possibilité de la prier pour diverses raisons n’enfreignant pas la loi. La représentation de la sainte peut alors être vêtue d’habits de différentes couleurs, en fonction du sujet concerné. Ainsi une tenue rouge est-elle plus appropriée pour des questions d’amour ou de passion, là où le noir est plus adapté à la vengeance, au malheur jeté à autrui ainsi qu’à la protection contre ceux qui pourraient être malveillants.

A la vêture s’ajoutent les différents objets portés par la représentation. La lanterne par exemple représenterait l’intellect et l’intuition et permettrait aux fidèles de garder l’esprit clair ; ce symbole serait particulièrement prisé des étudiants ou de toute personne en proie à une importante prise de décision. Chesnut, dans son intervention, précise que selon ses informateurs au Mexique les « outils » (Chesnut utilise ici le mot « paraphernelia » mais je n’ai pas su trouver de traduction correcte à ce terme) les plus vendus sont les bougies rouge censées être utilisées dans des demandes liées à l’amour, ce qui place cette mission de Santa Muerte relativement loin du trafic de stupéfiants.)

Quoiqu’il y ait officiellement eu entre 2003 et 2005 une Église dévouée au culte de Santa Muerte, le gouvernement mexicain est depuis lors revenu sur sa décision. Cette Église à la brève existence fut fondée en 2002 par David Romo Guillén et reconnue en 2003 sous le nom de « The Mexican-U.S. Catholic Apostolic Traditional Church » (L’Église traditionnelle catholique apostolique du Mexique et des États-Unis). David Romo Guillén est aujourd’hui en prison, ayant été arrêté en 2011 et condamné en 2012 pour vol, enlèvement et extorsion ***.

Ainsi, le culte est principalement domestique et privé, tout en pouvant s’organiser autour d’autels et de chapelles lorsqu’il passe dans la sphère publique, sans toutefois atteindre la forme d’une religion instituée dont feraient partie tous les fidèles de Santa Muerte.

Illégale et hérétique

Du fait de ses diverses attributions, Santa Muerte est relativement mal perçue tant par l’Église catholique que par l’État mexicain. La première considère en effet officiellement le fait de vénérer la sainte comme un péché ; ce qui n’empêche cependant pas les fidèles concernés de souvent se considérer comme catholiques pratiquants. Le gouvernement mexicain sous Felipe Calderón (lequel était semble-t-il assez proche de l’Église catholique) a quant à lui désigné son culte comme ennemi du pays et entreprit de détruire plusieurs de ses autels en mars et avril 2009 (plus précisément trente autels à Nueva laredo et Tijuana selon le site du « World Religions & Spirituality Project »), allant de fait, comme le souligne Chesnut, à l’encontre de la constitution mexicaine garantissant la liberté de culte.

Néanmoins, la Sainte elle-même ne ferait semble-t-il aucune distinction dans les demandes qui lui sont adressées : ni sur leur légalité, ni même concernant leur accord avec les principes catholiques. Ce qui compte, d’après Gutiérrez Martinez qui s’appuie sur le discours de fidèles de la sainte, serait que le demandeur respecte les engagements pris envers elle. La plupart du temps cela correspond à des offrandes (fleurs, fruits, cierges, bracelets de pierres semi-précieuses ou d’or, cigares, alcool, etc.) et/ou à des prières.

En effet, le jugement que portent l’État et l’Église est vécu comme une ostracisation injuste par les fidèles, pour qui cette discrimination est due aux pratiques des trafiquants de drogues.

3. Fidèles au-delà du Mexique :

Émigration et trafic

La ville de Los Angeles, qui accueille la plus grande population d’immigrants Mexicains aux États-Unis, est la « Mecque » américaine pour les fidèles de Santa Muerte, d’après la formulation de Chesnut. En effet, deux temples offrent leurs services et permettent d’y prier la sainte. Chesnut ajoute qu’à son grand étonnement, même en dehors de cette ville, jusque dans certains villages dont la population mexicaine n’excède pas le tiers du nombre total d’habitants, il est possible de trouver des autels dédiés à Santa Muerte.

En effet, la sainte étant particulièrement sollicitée dans les situations dangereuses, il semble raisonnable de penser qu’elle puisse rencontrer un certain succès auprès des Mexicains immigrants (légalement ou non) aux États-Unis, tant leur situation peut être difficile voire précaire, quand leur vie elle-même n’est pas en danger.

Les personnes impliquées dans le narcotrafic dans cette région du globe sans pour autant être de nationalité mexicaine (typiquement les membres de « gangs » de villes frontalières) peuvent également arborer des armes blasonnées ou des tatouages à l’effigie de narco-saints.

Dans le New Age

Il est tout aussi (sinon plus) difficile de dire ce qui séduit des croyants et les pousse à endosser le culte de Santa Muerte alors même qu’ils ne présentent aucun des traits développés plus haut. Néanmoins, nous pouvons supposer que son être composite et ses multiples domaines d’exercice la rende plus accessible et appropriable que ne peuvent l’être des saints populaires locaux ou ceux n’évoluant que dans le stricte cadre catholique. Michalik Piotr souligne de surcroît le paradoxe faisant que malgré son apparence squelettique et son nom évoquant la mort, la plupart de ses fidèles semblent mettre de côté tout aspect mortifère.

Ainsi, il cite quelques exemples d’énoncés qu’il a pu recueillir : « The omnipresent paradox is particularly striking on the lexical level in phrases spoken by the devotees, such as: “Then I said to this man: in the name of Saint Death—do not kill me!”, “Saint Death has saved my life”, or “Saint Death makes your life less bitter”. » (paragraphe 78 de son article « Death with a Bonus Pack »).

Le squelette comme le mot « mort » renverraient en effet à une réalité commune à tous, qui que nous soyons. Ce qui ferait de l’« essence » de la sainte un point commun à tous les humains, la rendant ainsi accessible aux constructions intellectuelles de chacun sans avoir aucun ajustement cognitif à produire.

Conclusion

Pour Gutiérrez Martínez « la Sainte Mort est la déité du tragique impondérable, la patronne et le défenseur contre les attaques personnelles, les accidents aux piétons, les blessures par armes à feu, les accidents routiers et toutes les possibilités de mort violente et inespérée. », mais le fait est que ses aptitudes dépassent ce cadre. Si son essor s’est effectivement fait conjointement à celui de la criminalité au Mexique, la sainte officie désormais pour toutes les causes que ses fidèles jugent adéquat de lui soumettre, lesquelles ne semblent pas délimiter une aire précise mais bien au contraire toucher tous les domaines de la vie.

Lorsque Gutiérrez Martínez explique que selon lui dans ce culte «  il s’agit de bricoler son propre sentiment d’appartenance personnelle dans un imaginaire collectif » il tient peut-être ce qui permettrait d’expliquer le succès de Santa Muerte : la mort fait partie de l’imaginaire collectif humain.

Là où le culte peut être affilié au Mexique, New Age ou autres concerne davantage la forme que prennent les rituels effectués. En effet, si au Mexique les offrandes rappellent celle de la Fête des morts, celles fournies par des pratiquants de la santeria affiliant parfois Santa Muerte à l’orisha Oya (patronne des tempêtes, des orages et du vent) prendront par exemple plutôt en compte les goûts de cette dernière divinité (beurre de karité, objets en cuivre, aubergines, chequete, etc.), il en va de même pour les pratiquants du New Age, fonctionnant généralement eux aussi avec un certain syncrétisme, qui pourraient à leur tour remettre des produits tout à fait différents (vin, fleurs locales, encens nag champa indien, etc.).

Le culte en lui-même est centré sur l’entité vénérée et ne saurait relever d’une religion ou d’un pays donné, ni même d’une catégorie de la population, n’en déplaise aux Églises et États qui peuvent désigner une figure religieuse comme unilatéralement mauvaise tant pour l’âme que pour un pays. Aucune pratique rituelle n’est typique de ce culte, qui ne peut donc être réduit qu’à la sainte, alors rejetée, qui est connue pour répondre comme Saint Jude aux demandes des oppressés et des désespérés. Le rejet dont elle est l’objet pourrait donc œuvrer finalement à contre-emploi.

Bibliographie

Articles et vidéos disponibles sur internet :

** Adrián Espinosa, Víctor, « Santa Muerte: Doña Queta, guardiana del altar en Tepito », sur le site du périodique El Universal, 1er novembre 2012, originellement accessible à cette adresse :
http://www.eluniversaldf.mx/home/nota52270.html
retranscrit sur la page :
http://www.santamuerte.org/santuarios/mexico/3723-santa-muerte-dona-queta-guardiana-del-altar-en-tepito.html

*** Bolaños, Claudia, « Dan 66 años de cárcel a líder de la Santa Muerte », sur le site du périodique El Universal, 14 juin 2012, accessible à cette adresse :
http://www.eluniversal.com.mx/notas/853603.html

Vidéo de l’intervention de Chesnut, R. Andrew du 22 février 2012, au sujet de son livre Devoted to Death: Santa Muerte, the Skeleton Saint, accessible à cette adresse :

Nova Lomax, John,
« Santa Muerte: Know Your Narco Saints – The religious iconography of the drug trade. », sur le site Houston Press, 12 septembre 2012, accessible à cette adresse :
http://www.houstonpress.com/2012-09-13/news/narco-saints/
« Santa Muerte: Patron Saint of the Drug War », sur le site Houston Press, 12 septembre 2012, accessible à cette adresse :
http://www.houstonpress.com/2012-09-13/news/santa-muerte/

Page consacrée au mouvement religieux « Mexican-U.S. Catholic Apostolic Traditional Church » sur le site du World Religions & Spirituality Project accessible à cette adresse :
http://www.has.vcu.edu/wrs/profiles/MexUSTraditionalApostolic.htm

Travaux de recherche :

Grzegorz Michalik, Piotr « Death with a Bonus Pack », in Archives de sciences sociales des religions 1/2011 (n° 153), p. 159-182, accessible à cette adresse :
http://www.cairn.info/revue-archives-de-sciences-sociales-des-religions-2011-1-page-159.htm

* Gutiérrez Martínez, Daniel « Sentiment d’appartenance au tragique : le culte de la Sainte Mort au Mexique », in Sociétés 2/2012 (n°116), p. 29-41, accessible à cette adresse :
http://www.cairn.info/revue-societes-2012-2-page-29.htm

Compte-rendus de lectures, visionnages, recherches, études ...

Pratiques funéraires en Mongolie, encore un article joie et ensoleillement !

Ceci est l’extrait d’un devoir pour la fac dont j’ai attendu d’avoir la note avant de le partager, histoire de ne pas diffuser trop d’âneries. C’est une synthèse et non un travail de recherche, c’est pourquoi je vous invite à jeter un oeil aux références en bas de page si le sujet vous intéresse.

La réforme des pratiques funéraires en Mongolie.

En 1955, à la suite d’une modernisation entreprise par le gouvernement de la République Populaire de Mongolie, lequel suivait les directives de l’URSS, des décrets instaurent l’obligation d’inhumer les défunts. Cette décision va à l’encontre de la pratique alors en vigueur qui consiste à déposer le cadavre (nu et enroulé dans une étoffe) à l’air libre dans la nature, à un endroit précis déterminé par des calculs ésotériques et marqué d’une pierre ne portant aucune indication concernant l’identité du mort, afin que le corps de ce dernier disparaisse par l’action conjuguée des animaux et du climat. Les réformateurs, considérant que cette méthode était à la fois imposée au peuple par l’élite mongole (qui pratiquait l’inhumation ou l’incinération et possédait des stèles voir des monuments religieux avec le nom des défunts) et injuste envers les morts dont la mémoire ne pouvait être entretenue, ont donc imposé une inhumation pour tous, encadrée par les « bureaux d’installation des morts ». Le fait est que, comme en témoignent certains visiteurs ou résidents depuis plusieurs années, la méthode traditionnelle pour disposer des cadavres peut sembler modérément adaptée au développement urbain impliquant une densité de population croissante sur un espace restreint. Grégory Delaplace cite Frans August Larson pour illustrer les possibles conséquences de cette proximité grandissante dans son article « Enterrer, submerger, oublier » : « […] aucun campement n’est à l’abri de la possibilité qu’un de ses chiens revienne en traînant une jambe ou un bras humain. ».*

Néanmoins, le développement des cimetières et la forme des tombes elles-mêmes ne correspond pas avec les attentes des réformateurs. En effet, en dépit de l’accumulation d’objets personnels ayant appartenu aux morts, ainsi que d’objets censés rendre son existence d’esprit plus agréable (et éviter par la même qu’il ne vienne hanter ses proches) sur leur tombe respective, les sépultures ne semblent pas entretenues. Quand bien même les familles le voudraient elles, la taille du lieu, l’agencement serré des tombes (non que leur placement soit complètement anarchique, elles sont par exemple généralement tout de même orientée vers le sud) et leur multiplication empêche à la fois une circulation aisée au sein du cimetière et une reconnaissance rapide de l’identité du défunt.

A la pratique de dispersion du corps dans la nature se substitue ainsi celle de sa disparition au milieu d’une multitude d’autres qui, quoique dissimulés sous des tombes individualisées, se noient toutes dans la masse compacte que forment les sépultures intriquées les unes aux autres. De plus, ces cimetières sont souvent jonchés de déchets de toutes sortes (carcasses de voitures, objets métalliques inutilisables, lambeaux de tissus, sacs de carcasses d’animaux participant à l’odeur générale du lieux, etc.), ce qui contribue à faire de ces enclos de tombes des enclaves en marge de la ville et ce quand bien même seraient-ils inclus en son sein. Ces enclaves deviennent ainsi l’endroit où finissent les objets désormais inutilisables en l’état, quoique recyclables, avec les défunts destinés à réintégrer le monde des vivants à travers la réincarnation, comme l’explique Grégory Delaplace dans son livre L’invention des morts :

Et s’il faut caractériser les cimetières comme lieux en trouvant aux choses qu’il contient un rapport, alors disons que les cimetières sont des lieux marginaux où sont rassemblés et associés des objets dont on a plus l’usage et les morts, qui tous ont vocation à réintégrer la société des vivants sous une autre forme, les uns en étant recyclés et les autres en se réincarnant.**

De surcroît, compte tenu du fait que le lieu et le support utilisés pour commémorer la mémoire des défunts, respectivement l’autel domestique et une photographie du mort, n’ont pas été concernés par ces réformes, le changement formel du traitement réservé au cadavre peut sembler trop superficiel pour avoir une incidence profonde sur la conception de la mort alors en vigueur.

Finalement, les pratiques imposées finissent par être concrètement détournées. En effet les tombes basées sur le modèle russe par exemple laissent place à des monticules de terre, voire à la crémation pure et simple. Cette dernière étant antérieurement l’apanage des plus aisés, qui disposaient de stèles votives avec l’identité des défunts. Là encore il s’agit du modelage de pratiques imposées, ou d’alternatives disponibles d’après une conception funéraire antérieure à l’accès à ces pratiques par une majeure partie de la population : l’inhumation sans chape de béton est estimée plus respectueuse du sol du pays et plus globalement de la nature, là où les noms des défunts se suivent et se ressemblent (jusque dans la typographie employée) sur les murs des stupas. Dans les deux cas les vivants ne cherchent pas à maintenir la mémoire de leurs défunts envers et contre tout, mais plutôt à la dissoudre au sein d’un ensemble plus large, fut-il une plaine, un cimetière ou un édifice bouddhique.

* Larson Frans August, Larsoon, Duke of Mongolia, Boston, Little Brown, 1930, p.100, traduction de Grégory Delaplace, cité dans :
Delaplace Grégory, « Enterrer, submerger, oublier. Invention et subversion du souvenir des morts en Mongolie », in Raisons Politiques, n°41, 2011, p.87-103. [En ligne]

** Delaplace Grégory, L’invention des morts. Sépultures, fantômes et photographie en Mongolie contemporaine, Centre d’Études Mongoles et Sibériennes (EPHE), Paris, 2009, p.123.

Les deux références ci-dessus viennent comme vous pouvez le voir du même auteur, un anthropologue spécialiste du monde mongole et (très bon) enseignant à Nanterre. Le livre est disponible à la Bulac (pour les régions-parisiens), cote 43MN 308.4 DEL, et dans 14 autres bibliothèques de France (voir le catalogue du Sudoc pour accéder à la liste).